Sur la toile
Il fut un temps où les silences colorés de Lippi faisaient office, au jour le jour, d’aventures. Le monde ne s’expliquait qu’à travers la transparence des voiles, les replis ombrés des tuniques et des robes. Je marchais en plein cœur des bleus et des rouges, animée par le désir d’Etre aussi puissamment que les figures peintes et le plus drôle c’est que cela se réalisait. J’Etais, parmi l’ambre, plus ouverte à moi-même qu’en dehors de toute toile, posée sur le monde réel. J’existais bien plus fort, je marchais dans le pieux message et mes pas me guidaient vers l’amour simple du temps, balise extrême et démesurée. Nous étions liés par le défi d’affronter l’âge et la mise au monde, le déni, le désert, nous survivions ensemble à la banalité.
Aujourd’hui mes racines sont tombées du tableau, je me meus au sol aussi mal que les couleurs jetées seules sur le mur de la toile. C’est à peine si je parviens à grimper sur les bords du cadre. Je marche de mon côté et les tuniques dépliées s’ouvrent et se ferment dans la lumière, possédées par rien qui ne m’appartienne… C’est ainsi.
Parfois je parviens à m’égarer encore dans un tableau de Rouault. Je le porte dans ma peau, sur mon crâne. Ensemble nous faisons la route du ciel. Mais ces moments sont rares. Et incompréhensibles.
Tout un monde a passé, qui se dresse dans mon dos et me regarde, attend que je me ressaisisse, que je retrouve les essences cachées. Je me retourne rarement. Mais je n’ai pas perdu le souvenir et cela m’accompagne, je le regarde devant, comme une eau bonne à prendre, fraîche et saine pour se désaltérer. Il y a devant un chemin, c’est celui-là que je sens.